Destiny ou comment « provoquer » le destin et créer la rencontre entre musiciennes
Rendez-vous à Caen, en Normandie, où la rencontre entre un lieu de musiques actuelles – Le Cargö – et une école de musique – Musique en Plaine – a encore fait des étincelles. Depuis deux ans, le partenariat historique entre ces deux structures s’illustre autour d’un nouveau projet : l’accompagnement du groupe Destiny, composé de 8 jeunes musiciennes âgées de 13 à 16 ans.
© Droits Réservés
Avant d’entrer dans les détails, quelques présentations s’imposent :
Musique En Plaine (MEP) est une école de musique et du spectacle vivant de la Communauté urbaine de Caen la mer située à Bourguébus. Née en 2012, cette école accompagne et croise les pratiques artistiques autour de cursus d’enseignements « Musique Classique » et « Musiques actuelles », accueille des résidences et propose des formations aux métiers techniques du spectacle vivant et des arts visuels.
Elle partage un protocole de coopération depuis sa création avec Le Cargö, une salle de concert de Caen ayant vu le jour en 2007 et labellisée Scène de musiques actuelles (SMAC) en 2009. Équipée d’une grande salle (938 places) et d’un club (420), Le Cargö dédie une grande partie de son activité à l’accompagnement des pratiques musicales professionnelles et amatrices, notamment par le biais de ses 8 studios de répétition et des multiples accompagnements proposés.
Rencontre avec Guillaume Hubert,
Jérémie Desmet
& Stéphane Bruscolini
Pour nous parler du projet Destiny, nous rencontrons trois de ces initiateurs :
- Guillaume Hubert, directeur de Musique en Plaine, professeur de percussions et batterie et encadrant du groupe Destiny sur le plan pédagogique
- Jérémie Desmet, actuel directeur du Cargö et ancien directeur de File7 (Magny-le-Hongre) au sein duquel il a participé à une démarche ambitieuse sur l’égalité et la représentation des femmes dans les musiques actuelles
- Stéphane Bruscolini aka « Brusco », responsable de l’accompagnement et du développement des pratiques au Cargö depuis 17 ans et enseignant de Production musicale à Musique En Plaine.
Depuis deux ans, 8 jeunes musiciennes de tous âges se sont vues proposées de former un groupe, bénéficiant d’un accompagnement dédié : une répétition en groupe par semaine, ainsi qu’un temps de formation musicale et un cours individuel spécialisé. Au-delà de ces temps de pratique, elles ont eu de nombreuses opportunités de jouer sur scène notamment pour l’ouverture du festival Beauregard ou encore sur la scène du Club du Cargö.
Des projets spécifiques j’en ai monté, mais avec une telle réussite sur le plan humain, des aboutissements pareils, jamais
Comment ce projet a-t-il démarré ?
Stéphane Bruscolini (SB) : Quand Jérémie est arrivé à la direction du Cargö, il avait cette envie de travailler sur la question de la pratique des jeunes filles, dans la suite de ce qu’il avait fait à File7 donc il a proposé ce projet à Guillaume.
Guillaume Hubert (GH) : Comme pour tous les projets pédagogiques qui concernent les 330 élèves de MEP, il est important de mettre en relation l’éducation artistique et culturelle avec l’éducation des citoyen·nes. A ce titre, le projet proposé par le Cargö a été une magnifique opportunité de partenariat. Ainsi après avoir sondé, identifié et rencontré les élèves intéressées nous avons lancé cette aventure.
Jérémie Desmet (JD) : Selon moi, l’enjeu de ce projet à moyen terme, c’est vraiment l’individu, la musicienne et son parcours quel qu’il soit plutôt que le groupe en lui-même. Si des groupes peuvent émerger de ce projet, c’est tout gagné mais l’idée c’est vraiment qu’en 3-4 ans, elles aient un parcours de musiciennes, qu’elles puissent s’inscrire dans la scène locale et de les inciter tôt à appréhender une dynamique de groupe.
GH : D’ailleurs on en voit déjà les effets puisque plusieurs des jeunes filles du groupe ont décidé de postuler à la classe à horaire aménagés musique (CHAM) d’un lycée à proximité, alors qu’elles étaient loin de l’envisager lorsqu’elles ont commencé leur parcours musical.
Il y a toute cette vie de « mentorat », de conseils qu’elles peuvent s’apporter entre elles, sur des sujets un peu plus personnels. Elles créent elles-mêmes ce petit cocon à elles et elles en feront ce qu’elles veulent
Quelles utopies portent ce projet ?
GH : Pour moi, il n’y a pas d’utopie, on est sur des choses très concrètes, on est dans un apprentissage par le biais d’un sujet spécifique comme je peux le faire dans d’autres pratiques collectives. Pour moi, les utopies ont un côté irréalisable, or là on est dans le très concret.
SB : De mon côté, en tant que responsable de l’accompagnement des pratiques au Cargö et professeur à MEP, je vois qu’il y a de nombreuses filles dans les cours et qu’elles ne sont plus que 14% dans les studios de répétition. Quand on fait des temps d’open mic ou de karaoké live, on découvre des chanteuses avec des super voix ou des instrumentistes qui jouent très bien mais qui ne sont pas dans nos studios. Pour moi, l’utopie, ce serait que ces initiatives permettent de rééquilibrer les pratiques des femmes dans les lieux. C’est de ce se dire que ce projet va peut-être permettre de faire évoluer les mentalités… On se rend déjà compte que les projets qu’on a initiés, notamment avec le collectif Move UR gambettes, ont déjà un impact sur la fréquentation de nos studios de quelques pourcentages.
JD : Moi, mon utopie… c’est que quand j’étais plus jeune, j’ai commencé la musique en cours comme tout le monde et à 13 ans, j’ai monté un groupe, on squattait la cave du batteur, on reprenait des musiques, on se prenait pour des vraies petites rockstars et mes parents le laissaient aller là-bas sans aucun souci. Mon utopie serait que les filles puissent vraiment se retrouver, faire de la musique, d’avoir une pratique collective, qu’elles se sentent tout aussi légitimes que moi à 13 ans de le faire et que les parents les laissent faire aussi.
Quelles sont les forces vives de ce projet ?
JD : Ce qui est assez intéressant, c’est que dans ce projet, tu créées un groupe mais aussi un crew donc les parents, comme les jeunes sont impliqués, c’est toute la communauté qui est dans la dynamique. Il y a quand même quelque chose d’assez fort, un noyau dur qui se crée et ça, c’est beau à voir parce que ça anime aussi le quotidien des familles.
Les parents sont présents, on voit qu’ils sont aussi moteurs, qu’ils ont envie de développer les choses et que ça continue
SB : Le protocole de coopération entre l’école de musique et Le Cargö a aussi permis de mettre en place des résidences d’artistes avec des musicien·nes accompagné·es. Les filles ont pu rencontrer Yelsha, une rappeuse en résidence qui a été une sorte de marraine pour elle, qui est venue les voir en répétition, pendant les concerts. Elles ont aussi rencontré une artiste qui s’appelle Hada, qui les a soutenues pendant leurs concerts au Cargö. Ça leur permet aussi d’avoir des représentations, de voir qu’il y a des filles dans les musiques actuelles qui sont musiciennes et leadeuses de leur projet. Elles ont aussi eu l’occasion l’année dernière de rencontrer Jeanne Added, avec qui elles ont pu échanger avant son concert. Évidemment, une fois qu’on a rencontré l’artiste, qu’on a échangé avec elle et qu’on la voit sur scène, on n’a plus la même approche, plus la même vision. Ça ouvre des perspectives pour les filles.
GH : En effet, grâce à ce projet, les filles ont accès à plein de choses et c’est génial de s’emparer et découvrir son propre territoire, de se dire qu’on est sur un territoire avec des équipements dédiés auxquels on a le droit d’aller et ça c’est hyper important. Ça nous a aussi permis de tenter plein de choses, par exemple on a fait deux reprises l’année dernière et aussitôt on s’est dit « on n’a peur de rien, on s’en fout » et on a contacté les deux artistes. Les deux ont répondu, ont donné des conseils aux filles : « t’as le droit de changer les paroles, raconte ton histoire », et ça a été une révélation totale pour les filles.
JD : C’est important qu’elles puissent rencontrer des artistes, se projeter et quand elles vont commencer à grandir, il y aura d’autres groupes et l’idée aussi c’est qu’on puisse les accueillir après au Cargö et poursuivre l’accompagnement.
Qu’est-ce qui vous enthousiasme particulièrement dans ce projet ?
SB : Le fait de voir évoluer le groupe, la façon dont les filles grandissent personnellement, la façon dont ça nourrit le projet. De voir se créer le lien avec les autres filles du territoire aussi.
JD : De la même façon, j’ai hâte de voir le projet évoluer, ce que ça va créer derrière même si en un an et demi, on voit déjà des signaux très positifs. Je suis aussi impatient de voir comment elles vont évoluer dans la création artistique aussi puisque pour l’instant elles sont plutôt dans les reprises.
GH : Ce qui m’enthousiasme, c’est que ce projet leur donne du sens, à ce qu’elles sont. Comme je suis aussi le professeur de la batteuse, je vois davantage son évolution, d’autant que c’est la plus jeune du groupe et quand j’observe les questionnements qu’elle a, en tant qu’individu, les débats que ça crée autour d’elle, avec ses parents, c’est énorme.
Quelle(s) figure(s) féminine(s) ou personne minorisée par leur genre vous inspire ce projet ?
GH : Alors moi, aucune. Je ne prends aucun exemple, pour moi c’est les 8 musiciennes du groupe, je me nourris uniquement des idées et énergies des filles, ce sont elles qui s’inspirent, les rencontres avec Jérémie, Brusco, les artistes qu’elles rencontrent, oser des propositions inédites … toute la magie d’un projet avec l’humain au centre des attentions
SB : Justement je l’évoquais tout à l’heure mais moi ce serait Yelsha, donc une jeune artiste rappeuse béninoise qui est arrivée en France pour faire ses études, qui défend beaucoup de choses dans son projet artistique, elle est lesbienne, elle se bat pour la représentativité dans le rap, elle est super courageuse et inspirante.
JD : Moi, ce serait le groupe Star Feminine band, un groupe de 8 musiciennes originaires du Bénin aussi, qui ont une dynamique similaire. Elles sont 8, elles se sont réunies grâce à un homme passionné qui a monté une école de musique pour les jeunes femmes. Ce serait génial de les programmer et de pouvoir provoquer la rencontre entre les deux groupes !
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