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Les Éclairantes : terreau et terrain d’engagement collectif pour une culture bientôt dégenrée ?

Nov 6, 2025

Au-delà d’un simple temps de sensibilisation, Les Éclairantes s’imposent aujourd’hui comme un espace où les idées se confrontent, se débattent et s’incarnent. Porté avec soin et engagement par l’équipe du Gueulard Plus, scène de musiques actuelles du Grand Est, ce rendez-vous professionnel aborde chaque année une nouvelle facette de l’égalité et de la diversité dans les musiques actuelles et irrigue tous les axes du projet de la structure.

Entre convictions, expérimentations et transmission, Emmanuelle Cuttitta, directrice du Gueulard Plus revient sur la genèse et l’évolution d’un projet qui nous éclaire bien au-delà de Nilvange !

Niché au cœur du Val de Fensch, dans le Grand Est, Le Gueulard Plus fait vibrer Nilvange depuis 2014. Ancienne piscine métamorphosée en Scène de Musiques Actuelles à l’architecture audacieuse, le lieu conjugue l’envie d’une culture pour toutes et tous et pratiques durables. Réel tremplin pour les artistes émergent·es, le Gueulard Plus vous invite à des concerts qui sont souvent des surprises artistiques et humaines et même parfois sportives – pour les curieux·ses allez tenter l’expérience de La Chistole … Véritable laboratoire sonore et social, Le Gueulard Plus soutient fermement la création, la pratique et la créativité musicales, favorise les rencontres et fait scintiller la musique sous toutes ses formes !

 

Rencontre avec Emmanuelle Cuttitta

De quels constats et envies sont nées les Éclairantes ? De quelles utopies ?

Emmanuelle Cuttitta :  Les Éclairantes sont nées de notre propre expérience collective au Gueulard Plus. En particulier de la mienne que je porte depuis longtemps maintenant, mais aussi de celle de l’équipe qui est en majorité féminine y compris sur des postes qui sont plutôt masculins d’habitude ! Même si les enjeux d’égalité sont dans l’ADN de la structure depuis sa création, après cinq ans de fonctionnement, nous avons partagé le constat qu’il fallait un moment spécifique dédié aux sujets de l’égalité avec une première intention d’ordre pédagogique. L’enjeu était alors pour nous, de rendre visible et finalement de mieux cibler le sujet de l’égalité dans les musiques actuelles, de pouvoir l’évoquer et le partager au-delà du travail interne à la structure déjà réalisé. Pour ma part, c’est un sujet qui me touche profondément, et depuis très longtemps. Il faut dire que je fais partie — vu mon âge — de celles et ceux qui ont commencé à une époque où il y avait vraiment très peu de femmes dans les musiques actuelles.  Alors, très tôt, je me suis dit qu’avoir des modèles, c’était essentiel. Parce que les modèles, ce sont des points de repère. Ça inspire, ça donne envie, ça fait rêver, ça ouvre le champ des possibles. L’idée de départ, c’était donc ça : affirmer la nécessité d’avoir des modèles, que ce soit du côté des professionnel·les, des acteur·ices des musiques actuelles, ou du côté des artistes. Pouvoir s’identifier, se reconnaître, se projeter à travers ces figures-là. C’est vraiment le postulat de base des Éclairantes !

 Je me souviens de ma première réunion à la Fédurok : on n’était vraiment pas nombreuses !

On a commencé à travailler sur le projet il y a 6 ou 7 ans . Nous ne sommes plus du tout au même endroit aujourd’hui — et heureusement ! — mais malgré tout, l’avancée reste extrêmement lente au regard du temps qui a passé. Alors évidemment, on n’avait pas la prétention de « révolutionner le sujet », ni l’ambition d’une portée nationale. Au départ, c’était vraiment une démarche ancrée dans le territoire. Mais une démarche ouverte à toute la filière des musiques actuelles : que l’on soit diffuseur·se, producteur·ice, dans l’enseignement musical, ou enseignant·e à l’université dans les filières culturelles et artistiques… J’en oublie sûrement, mais l’idée était bien d’embarquer tout le monde dans cette aventure. Et c’est comme ça qu’on a commencé à avancer, petit à petit.

Comment s’est passée la première édition des Éclairantes ? 

Emmanuelle : La toute première édition, c’était en 2022. Nous l’avons organisée à Thionville, pas d’emblée au Gueulard Plus ! Elle s’est construite autour de la diffusion du documentaire La Cantatrice chôme. On l’avait projeté au cinéma d’art et d’essai de la ville. C’est un film que je trouve exceptionnel, une vraie perle pédagogique sur ce sujet. Je me reconnaissais tellement dans ce qui y est partagé notamment à travers la parole des artistes qui témoignent dans le film — d’autant plus que, pour la plupart d’entre elles, nous les avions déjà programmées ! Je me suis dit à l’époque, qu’il fallait absolument que tous ces gars qui travaillent dans les musiques actuelles, mais aussi les artistes elleux-mêmes, entendent ces témoignages-là. Parce qu’on ne peut pas rester insensible à ce qui est dit, à la force de ces paroles. Nous avions invité les professionnel·les du territoire : les SMAC, les conservatoires, les associations… Et finalement, nous nous sommes retrouvés à une cinquantaine de participant·es — des artistes, des directions, des programmateur·ices, des représentant·es du conservatoire, etc. Et, même s’ils ne l’avouent sans doute jamais publiquement, plusieurs personnes m’ont dit après coup : « En fait, je me suis rendu compte que j’étais peut-être un peu ce “vieux con” dont on parle dans le documentaire… avec mes blagues inappropriées ou mes réflexes pas toujours très fins. »

Au Gueulard Plus, cette opération a été la première qu’on ait menée sous cette forme d’un temps fort dédié à l’égalité — et elle ne s’est d’ailleurs pas mise en place sans difficultés. J’ai eu affaire à certains élus locaux qui ont clairement voulu freiner le projet. Pendant un mois, j’ai dû me justifier, répondre aux critiques : on me faisait passer pour une Femen, on disait que j’allais venir revendiquer je ne sais quoi, faire du militantisme à outrance… Bref, ça n’a pas été si simple à l’époque ! J’ai donc dû démontrer, point par point, que ce projet répondait à une vraie attente des partenaires publics, notamment du ministère de la Culture, qui à ce moment-là portait des ambitions fortes sur ces questions. On remplissait parfaitement notre cahier des charges de scène de musiques actuelles. Et, en plus, le cadre était très clair : la projection du film, l’intervention de la sociologue invitée… tout cela s’adressait aux professionnel·les ou aux personnes en voie de professionnalisation. Ce n’était pas un événement grand public, et encore moins une tribune militante. C’est peut-être anecdotique, mais j’y tiens, parce que ce sujet est revenu récemment lors d’un débat au Conseil communautaire, notamment par le biais du Rassemblement National, qui m’a encore reproché de m’emparer de ce champ-là. Ce genre de réaction ne fait que renforcer ma conviction : il faut continuer, et même y aller plus fort encore ! 

L’ambition était d’ouvrir un espace de réflexion sur le respect, sur l’égalité, sur les comportements à questionner. Une base qui, depuis, a beaucoup évolué !

L’ambition, à l’époque, était donc celle-là : sensibiliser, faire bouger les lignes dans la profession. Mais aussi, déjà, amorcer un travail auprès des plus jeunes — parce qu’on voyait bien que la pédagogie devait s’adresser à la fois aux professionnel·les ainsi qu’au plus jeunes et aux publics en formation. 

Et pour mettre tout ça en place, l’idée, ce n’était pas qu’Emmanuelle Cuttitta fasse tout, seule, avec son expérience, ses blessures ou ses souffrances — comme j’ai pu l’entendre parfois. Ce projet n’a jamais reposé sur une seule personne. C’est aussi pour ça qu’il s’est écoulé un certain temps entre le moment où nous avons commencé à travailler sur le sujet et la première édition des Éclairantes : je tenais absolument à ce que toute l’équipe soit impliquée. Parce que, bien sûr, la question de l’égalité — comme celles du développement durable ou des enjeux sociaux — ne peut jamais être la responsabilité d’une seule personne dans une structure. Alors oui, on peut nommer un·e référent·e égalité ou développement durable, et c’est déjà une bonne chose. Mais si ce n’est pas partagé, si l’équipe ne s’en empare pas collectivement, cette personne risque vite de se retrouver isolée, voire en difficulté.

La question de l’égalité ne peut jamais être la responsabilité d’une seule personne dans une structure.

Quels ont été tes et vos ressources, au Gueulard Plus, pour imaginer les Éclairantes et nourrir vos projets sur l’égalité de genre ?

Emmanuelle : J’ai échangé avec pas mal d’acteur·ices qui avaient déjà œuvré sur ces questions — dans les musiques actuelles, en SMAC, en radio, dans les conservatoires, ou encore dans des compagnies. J’ai réalisé un travail de veille sur ce qui existait déjà, parce qu’une expérience isolée, aussi riche soit-elle, ne suffit pas à construire un propos et un projet solide et cohérent. Je me suis beaucoup inspirée de travaux qui ont été portés par l’Opéra de Lyon, il me semble. Ils avaient déjà travaillé ces enjeux depuis un moment, avec beaucoup d’universitaires sur le sujet. C’était très inspirant. A la base, l’idée était justement de ne pas avoir un discours où l’on « met ses tripes sur la table ». Parce que sinon, on passe vite pour des excité·es du bocal — et d’ailleurs, c’est un peu ce qui s’est produit, localement, avec certaines réactions politiques sur le territoire. Je voulais, au contraire, un discours posé, tranquille, ancré dans une vraie volonté d’échange, de dialogue, et aussi d’écoute des différents points de vue. J’ai mes convictions personnelles, bien sûr, et le Gueulard Plus défend lui aussi ses propres valeurs. Ce n’est pas qu’elles divergent, mais disons que, de mon côté, je vais peut-être un peu plus loin. Et malgré ça, j’ai tenu à engager ce travail collectif avec l’équipe, pour que le message porté soit commun — comme on l’a toujours fait sur les autres enjeux sociétaux. La question de l’égalité fait d’ailleurs partie intégrante de notre plan d’action RSE (Responsabilité sociale des Entreprises). Tout ce qui a été construit autour des Éclairantes, nous l’avons fait ensemble, en discutant, en partageant. Et quand nous n’étions pas d’accord sur une idée, elle n’était pas imposée. Pour moi, c’était essentiel que ce soit partagé, que tout le monde se sente légitime à porter le discours. Peut-être que le propos collectif est un peu moins ambitieux que ce que j’avais en tête au départ, mais je crois que c’est justement ce qui fait la force et le succès des Éclairantes aujourd’hui : ce travail d’équipe, ce partage réel. D’ailleurs, on est allé jusqu’à inscrire la question de l’égalité dans les fiches de poste de tout le monde : chacune, chacun, a cette dimension-là intégrée à ses missions. Quand on développe un projet ou une activité, peu importe le domaine, ça doit devenir un réflexe. Par exemple, quand nous construisons la programmation, nous veillons à la place des femmes — au départ, on parlait juste des femmes, aujourd’hui on parle aussi des minorités de genre — et j’aimerais encore faire évoluer cette réflexion vers une approche plus large, autour de la diversité et des identités de genre. C’est la même chose en action culturelle. L’idée, c’est vraiment que cette vigilance se décline partout, dans chaque partie du projet.

On ne peut pas défendre un discours sur l’égalité si, dans les faits, toutes les actions rap menées avec les collèges ne mobilisent que des garçons.

Au départ, notre ambition était peut-être plus modeste, mais aujourd’hui, l’équipe entière a été formée, maîtrise le sujet, en comprend les enjeux. Et surtout, nous essayons d’être exemplaires nous-mêmes. Parce qu’on ne peut pas tenir un discours sur l’égalité si, dans nos propres pratiques, on ne l’incarne pas. Nous avons tous et toutes entendu cette phrase — « je ne peux pas faire une programmation paritaire, il n’y a pas de projets de femmes de qualité ». On l’entend moins aujourd’hui, heureusement, mais elle circule encore. Et c’est justement pour ça que nous devons être irréprochables sur nos propres actions. On ne peut pas proposer des événements sur ces sujets sans en être, nous aussi, pleinement partie prenante — de manière claire, cohérente et visible. C’est, en tout cas, ma vision des choses.
Et pour arriver à ça, et à la première édition des Éclairantes, il a fallu du temps : je crois qu’on a mis un an et demi, presque deux ans de travail collectif pour vraiment se préparer, en équipe, à être à la hauteur de ce que l’on défend.

Je tenais aussi à ce que le projet soit porté avec un propos collectif, solide, argumenté, objectif. C’est pour ça que j’ai trouvé essentiel de me relier à d’autres acteurs et actrices du secteur, qui travaillaient ces sujets avec des angles parfois différents.

Au-delà de l’équipe du Gueulard Plus, qu’elles sont les forces vives qui gravitent autour des Éclairantes ? 

Emmanuelle : Dans notre travail de veille, nous avons contacté plusieurs structures qui ont intégré la question de l’égalité dans leurs projets, pour comprendre comment elles s’y étaient prises, quelles démarches elles avaient engagées, quels obstacles elles avaient rencontrés, etc. Évidemment, nous nous sommes rapprochés de Grabuge, la fédération des musiques actuelles du Grand Est — pas dès la première édition, mais un peu plus tard. A l’époque, Grabuge portait un groupe de travail autour de l’« équité ». On a beaucoup échangé avec elleux, et ces discussions ont été très riches. Je me suis aussi appuyée sur des forces comme la FEDELIMA, qui est fortement engagée sur ces enjeux, ainsi que sur les travaux du ministère de la Culture, qui nous ont beaucoup guidés dans notre réflexion. Et puis, assez rapidement, j’ai pris contact avec l’association La Petite à Toulouse. Nous n’avons pas noué de partenariat formel, mais elles m’ont transmis énormément de contacts et d’informations utiles. À partir de là, un vrai réseau s’est mis en place, qui continue d’exister aujourd’hui. Nous travaillons toujours étroitement avec Majeur.es/Shesaid.so, via Solange Maribe. De la même manière, au niveau local, nous avons cherché à construire des passerelles avec les associations engagées sur ces thématiques, notamment celles qui œuvrent auprès de femmes victimes de violences. Ces collaborations se sont aussi ancrées dans le territoire, notamment dans des villes autour de Nilvange, dans des quartiers prioritaires, en lien avec des associations qui accompagnent des femmes issues de l’immigration. Et aujourd’hui encore, on continue à faire vivre ces partenariats, qui donnent beaucoup de sens à notre démarche. Pour moi, sur ce sujet comme sur d’autres, c’est essentiel d’être en lien avec d’autres acteurs et actrices qui partagent les mêmes préoccupations. C’est ce qui nous permet d’avancer. Se nourrir de leurs expériences, de leurs points de vue, parfois confronter nos réalités de terrain, nos contextes différents. Tout cela est extrêmement précieux et nous nourrit en permanence. L’idée, n’était pas de récupérer leurs actions, ni de se substituer à elles, mais d’apporter une dimension artistique et culturelle à ces enjeux, dans le respect de leur cadre et de leur expertise.

Nous sommes aujourd’hui en 2025, environ cinq ans après l’éclosion de l’idée des Éclairantes, comment vois-tu l’évolution de cet évènement ? Comment les Éclairantes ont-elles grandi ?

Emmanuelle : Effectivement le projet a grandi. Au départ, nous avions organisé un premier temps plutôt centré sur le territoire local, même si quelques acteur·ices de la région étaient venu·es. C’est à ce moment-là qu’est né le partenariat avec Grabuge. Ensemble, nous avons décidé de franchir une étape supplémentaire, avec une ambition régionale cette fois. Nous avons donc organisé la deuxième édition à Metz, sur un format plus important. L’idée était de travailler autour de la question de la place des femmes dans les musiques actuelles, puisque c’était vraiment le cœur du sujet. Nous avons monté ce projet avec Grabuge, en partenariat avec l’INECC – Mission Voix Lorraine et L’Autre Canal. On a proposé toute une journée d’échanges, avec une plénière et plusieurs ateliers autour de thématiques variées : la place des femmes dans les métiers techniques, la mixité dans les équipes, l’accès aux responsabilités, les conditions d’intégration dans certains postes… bref, une approche très transversale de la question de l’équité dans la filière. La journée a été ouverte par la DRAC et la Région — que j’avais tenu à impliquer sur le sujet — et elle a pu voir le jour grâce au soutien du CNM, qui nous a permis de faire venir l’ensemble des intervenant·es. Tout a été enregistré, documenté, et c’est vraiment à ce moment-là que nous avons passé un cap dans le projet. Et plus récemment c’est aussi la SACEM qui est devenue partenaire des Éclairantes !

Les deux premières éditions des Éclairantes, nous ne les avons pas organisées au Gueulard Plus, c’était un choix délibéré. On voulait aller à la rencontre d’autres publics, toucher une audience plus large. Parce qu’on sait très bien que venir jusqu’au Gueulard Plus, ce n’est pas toujours simple : c’est un lieu un peu excentré, pas forcément le plus accessible, surtout quand on vient d’ailleurs dans le Grand Est.
La première édition s’est donc tenue à Thionville, la deuxième à Metz. Puis, ensuite, nous avons décidé de nous poser un peu et les trois dernières éditions se sont déroulées au Gueulard Plus. Les deux premières éditions étaient vraiment centrées sur la sensibilisation et la pédagogie. Aujourd’hui, nous sommes passés à une nouvelle étape : on entre dans le débat, dans la discussion. On choisit une thématique à chaque édition, et on y consacre le temps d’une demi-journée élargie. L’idée, c’est de proposer au Gueulard Plus, des Éclairantes plus thématiques, plus approfondies. Il faut dire qu’entre-temps, les choses ont beaucoup bougé. Quand on a commencé, peu d’acteur·ices travaillaient sur ces sujets. Puis il y a eu toute la dynamique autour des violences et du harcèlement sexistes et sexuels, avec les formations rendues obligatoires, le travail du ministère de la Culture, des réseaux nationaux et territoriaux, et la FEDELIMA, qui est pionnière sur ces questions depuis longtemps. Résultat : il existe aujourd’hui de nombreux espaces pour se sensibiliser ou se former. Nous, de notre côté, on a déjà consacré deux éditions entières à ces questions, en plus de toutes les micro-actions menées tout au long de l’année : expositions, interventions dans les collèges, les universités, ou dans d’autres structures qui nous sollicitent.

Les Éclairantes, ce n’est pas juste une rencontre annuelle : c’est un point d’ancrage, un phare, mais derrière, il y a un vrai travail mené toute l’année, en équipe, et souvent en lien avec d’autres partenaires, acteurs et actrices du secteur culturel et des musiques actuelles.

Et en termes de contenus, comment avez-vous fait évoluer la proposition des Éclairantes au fil des années ? 

Emmanuelle : Après la première édition, nous avons décidé de thématiser les Éclairantes. On s’est donc posé la question : quels sujets on a envie de travailler, et dans quel ordre ? Nous avons refait une édition autour de l’égalité, mais avec la volonté d’aller un peu plus loin que la simple idée d’égalité femmes-hommes . On commençait doucement à effacer ce seul mot « femmes » derrière égalité, pour ouvrir le champ de la réflexion. À ce moment-là, le ministère de la Culture parlait encore beaucoup en termes de femmes et d’hommes, ce qui reste essentiel, bien sûr — on sait qu’il y a encore beaucoup à faire sur ce terrain. Mais de notre côté, nous avions envie d’élargir un peu la vision. On ne voulait pas non plus brûler les étapes : parler tout de suite de minorités de genre, par exemple, ça nous paraissait prématuré, parce qu’on ne se sentait pas encore suffisamment armé·es pour le faire de manière juste et éclairée. Notre logique, c’est toujours la même : avant d’aborder un sujet, on se documente, on se forme, on échange, on prend le temps de comprendre. Pas pour devenir des spécialistes, mais pour pouvoir en parler avec sérieux et inviter les bons partenaires. C’est dans cet esprit que nous sommes partis sur la thématique de la diversité — un concept plus large, plus englobant, mais qui reste lié à l’égalité. Nous avons donc fait évoluer nos éditions : d’abord Égalité, puis Égalité et mixité, ensuite Égalité et diversité. Et aujourd’hui, nous commençons à aborder des sujets plus complexes, plus profonds, mais toujours avec cette idée d’un cheminement par étapes.

C’est vraiment un processus d’apprentissage collectif : une fois qu’on a intégré un sujet, qu’on le maîtrise un peu mieux, on peut passer à l’étape suivante.

Cette progression, je l’ai toujours eue en tête, comme une feuille de route personnelle. Mais j’ai aussi conscience qu’il faut que le secteur soit prêt à entendre certaines choses. L’enjeu, c’est de rester en prise avec la réalité, sans créer de décalage trop fort. Notre objectif, c’est d’amener les sujets au bon moment, parfois un peu en avance, mais pas hors sol. Quand nous avons travaillé sur Égalité et mixité, on a voulu s’appuyer sur ce qu’on vit concrètement au Gueulard Plus. L’année précédente, nous avions posé les bases : comment agir en faveur de l’égalité de manière concrète et applicable ? Mais la réalité, c’est que les artistes accompagné·es — comme les jeunes professionnelles qui gravitent autour de nous — évoluent encore très majoritairement dans des milieux d’hommes. Il fallait donc ouvrir un espace de discussion là-dessus. Et puis, en avançant vers Égalité et diversité, on voulait introduire une réflexion plus large : comment parler de la place des femmes, des minorités de genre ou de non-genre dans nos milieux professionnels ? Comment sortir de la seule opposition « femmes-hommes » pour aller vers une approche plus inclusive ? Et quand on parle de diversité, on le fait aussi au regard des diversités esthétiques. Parce qu’on le sait bien : certaines esthétiques sont encore très peu investies par les femmes ou les minorités de genre. Le Gueulard Plus, par exemple, a une forte identité rock — au sens large —, et on constate clairement que ce sont des univers encore très masculins.

Aussi, nous avons continué à nous questionner pour arriver à la prochaine édition, celle qui se tiendra en février 2026. Et cette fois, le thème, c’est le dégenrement. Parce qu’en fait, c’est essentiel de poser la question de l’égalité femmes-hommes, c’est fondamental aussi de parler de diversité et de minorités de genre, mais à un moment, si on veut vraiment parler d’inclusion, il faut aller plus loin. Et pour moi — là, c’est une vision un peu plus personnelle, même si l’équipe commence à s’en emparer —, la vraie inclusion, c’est le moment où on arrête de stigmatiser les gens par leur genre ou leur non-genre. Où on cesse de définir les personnes par ce qu’elles sont, pour simplement reconnaître ce qu’elles font. Dans un monde idéal, tu es un·e professionnel·le, point. C’est une utopie, oui – et ça revient à la première question sur ce qui nous anime vraiment – mais c’est celle qui guide ma réflexion depuis le début.

Alors bien sûr, dans la réalité, on continue à fonctionner avec des chiffres, des quotas, des indicateurs. C’est nécessaire, parce qu’il faut mesurer les avancées. Au Gueulard Plus, nous avons cette habitude depuis longtemps, on observe notre programmation avec attention, on peut dire « cette année, c’est 41 % d’artistes femmes», etc. Mais en vérité, ce que je souhaite, c’est qu’un jour, on n’ait plus besoin de le faire. Parce que ce qui compte, au fond, ce n’est pas le genre de la personne qu’on programme, mais la force de son projet artistique . 

A nous de défendre un projet parce qu’il est juste, fort, pertinent — pas parce qu’il est porté par une femme, un homme, ou une personne non-binaire

C’est tout le sens de cette future édition : interroger la possibilité d’un monde où nous pourrions, enfin, sortir de cette organisation genrée — dans la langue, dans les pratiques, dans les représentations. Alors oui, c’est un terrain plus glissant, plus sensible que les précédents. Mais je suis profondément convaincue que c’est aussi celui qui peut nous amener les réponses les plus fécondes — sur l’égalité, l’équité, la diversité et l’inclusivité que nos lieux doivent, plus que jamais, incarner.

Dans les Éclairantes, quel est le moment qui t’anime le plus dans le montage de ce projet ?

Emmanuelle : Pour moi, le montage du projet, repose sur deux choses. La première, c’est de comprendre les mécanismes sociétaux. Pourquoi, par exemple, y a-t-il encore aujourd’hui autant d’hommes dans la musique ? On a l’impression que c’est une évidence, qu’on a les réponses… mais en réalité, non. Il y a des raisons profondes, historiques, culturelles, à tout cela. Et les comprendre, c’est essentiel pour agir. C’est aussi savoir comment parler de ces sujets sensibles : ceux qui dérangent, qui questionnent, qui peuvent bousculer.  Comment aborder ces thèmes sans que les personnes se sentent attaquées ou mises en cause ?
Comment créer un espace où chacun, chacune, se sente légitime de prendre la parole, d’échanger, de participer ? C’est pour cela qu’on a toujours tenu à construire nos temps entre plénières, pour la mise en perspective, et ateliers, plus participatifs, où la parole peut circuler. La deuxième dimension, celle qui m’anime profondément, c’est : quelle traduction concrète on en fait, nous, au Gueulard Plus ? Parce qu’une fois la thématique centrale des Éclairantes posée — souvent un an à l’avance — l’équipe commence déjà à s’en emparer à travers nos différentes actions. Et la partie la plus visible, c’est évidemment la programmation artistique. C’est là que Max Rimmelé, notre responsable artistique et culturel, joue un rôle clé. Il a la tâche, pas simple, de décliner chaque année les thématiques des Éclairantes dans la programmation. Évidemment, tout cela se construit collectivement, mais c’est souvent ce qu’on voit en premier : les artistes qu’on programme, les projets qu’on accompagne, les visibilités qu’on crée. Et quand on regarde attentivement la programmation du Gueulard Plus cette saison, on y retrouve justement cette ouverture : des artistes issus de différentes minorités, de genres et de non-genres, des projets portés par des femmes, des personnes trans, des univers hybrides…
Même chose dans nos accompagnements artistiques : la thématique se diffuse partout. C’est enthousiasmant, mais ce n’est pas simple. Je suis pleinement consciente, en tant que directrice, de l’énergie et de l’engagement que cela demande à toute l’équipe. Mais, comme je le dis souvent, on ne peut pas se prétendre légitimes à porter une rencontre professionnelle comme les Éclairantes si on ne se remet pas nous-mêmes en jeu. Si on ne « met pas les mains dans le cambouis », si on ne partage pas nos propres essais, nos réussites, nos tâtonnements. Parce que c’est aussi ça, au fond, qui nourrit nos réflexions et fait avancer le projet.

En construisant les Éclairantes, on est aussi en apprentissage permanent. C’est un peu un laboratoire, une manière de se mettre nous-mêmes à l’épreuve.

Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est “ludique”, ce n’est pas le bon mot, mais disons que c’est un vrai challenge collectif. Un défi stimulant qui nous pousse à expérimenter, à questionner nos pratiques, parfois à prendre des risques — et sans ce cadre-là, nous n’aurions sans doute pas avancé aussi vite dans nos réflexions ni dans nos actions.

Qu’en est-il des freins que vous avez rencontrés par rapport aux Éclairantes ? 

Emmanuelle : Les freins… il y en a eu au début, oui, comme je le disais juste en démarrant nos échanges — notamment des freins politiques. Mais aujourd’hui, ils ont complètement disparu. Au contraire, le Gueulard Plus est désormais identifié, reconnu, à l’échelle régionale et nationale, comme un acteur qui porte ces sujets avec constance et cohérence. Bien sûr, il reste parfois quelques petites réticences, des remarques isolées, mais franchement, c’est devenu marginal, presque anecdotique. Et c’est vrai que cette manière de faire, d’infuser le projet en temps réel, presque au fil de l’eau, c’est exigeant. Oui, ça nous met parfois en danger, on avance à quelques mois près, mais c’est aussi ce qui rend le processus vivant et sincère.

 

Est-ce que tu observes des changements du côté des publics, par exemple ?

Emmanuelle : Alors, oui, on en observe, après tout dépend de quel public on parle !  Pour le public plus généraliste, celui du Gueulard Plus, cette année, on a vraiment senti un changement. On l’a vu dès la rentrée, avec notre deuxième rencontre FLASH, destinée aux musiciennes et musiciens. Cette fois, on a touché beaucoup plus de jeunes que les années précédentes — et donc, forcément, des projets artistiques plus récents, plus émergents aussi. Et ça, pour moi comme pour l’équipe, c’est une vraie satisfaction. Parce qu’on voit bien que cette nouvelle génération est sensible à des valeurs fortes, qu’elle cherche à évoluer dans des environnements plus respectueux, plus cohérents. C’est une évolution très encourageante. Au début, on attirait plutôt un public plus “enseignant”, plus institutionnel, curieux de ce qu’on faisait. Mais aujourd’hui, comme d’autres lieux au niveau national, on se heurte parfois à des freins, notamment de la part de certains parents d’élèves ou associations de parents, sur des sujets jugés sensibles. Et je sais qu’en 2026, avec la thématique qu’on prépare, on risque d’en bousculer encore quelques-un.es. Déjà l’an dernier, on frôlait un peu la limite… Cette fois, on va sans doute froisser un peu — mais tant pis. Parce que, soyons honnêtes : tant qu’on parle d’égalité du point de vue des femmes, on reste dans un mouvement global qui avance. Qu’on y adhère ou non, on n’a plus vraiment le choix : c’est en marche, et il faut en être. Mais on sent qu’on entre maintenant dans des sujets plus complexes, plus sensibles, qui questionnent en profondeur. Et paradoxalement, c’est justement là que la jeunesse se reconnaît le plus, qu’elle s’implique, qu’elle répond. Les retours qu’on a eus ont été extrêmement positifs — même si, il faut le dire, les chiffres de fréquentation dans les studios ne sont pas bons. Mais malgré ça, on voit une vraie évolution : de plus en plus d’artistes issus des minorités de genre, de la diversité, viennent répéter au Gueulard Plus. Je pense qu’ils et elles sentent que c’est un espace sûr, un lieu où ils peuvent venir, créer, exister.

 On sent qu’on entre maintenant dans des sujets plus complexes, plus sensibles, qui questionnent en profondeur. Et paradoxalement, c’est justement là que la jeunesse se reconnaît le plus, qu’elle s’implique, qu’elle répond.

Et quand on a fait le bilan de fin de saison, on s’est dit collectivement : oui, là, le public a vraiment évolué. Trois ans de travail de fond, rien qu’avec les différentes éditions des Éclairantes, et on voit les effets concrets. C’est d’ailleurs ce que je dis souvent aux autres structures : travailler ces sujets, c’est essentiel, non seulement pour faire bouger les lignes, mais aussi parce que ça peut vous aider à mieux atteindre vos propres objectifs artistiques et culturels. C’est un levier fort, parfois sous-estimé, mais qui change réellement la dynamique d’un lieu.

Cette dernière question n’est pas facile !  Mais si tu penses à l’aventure des Éclairantes, avec quelle(s) figure(s) féminine(s) ce projet résonne-t-il pour toi ?

Emmanuelle : Effectivement c’est une question très difficile, parce que des figures féminines inspirantes, il y en a énormément — et pour des raisons souvent très différentes les unes des autres. Mais si je dois en citer une, d’un point de vue intime et profondément personnel, ce serait Simone Veil. Depuis mon plus jeune âge, elle m’a énormément impressionnée, m’a marquée, construite même, à travers son engagement — bien sûr, sur la question de l’égalité, mais aussi, plus largement, par sa force morale, son courage et son humanité. Pour moi, c’était la première grande figure politique qui ait compté, une femme dont la droiture et la détermination m’ont donné un modèle. Je crois qu’elle m’a permis, quelque part, de devenir la femme que je suis aujourd’hui. Quand on parle de recherche de modèles, je crois qu’on a tous et toutes, consciemment ou non, besoin de figures auxquelles s’identifier.
Pour moi, c’était elle. Et je pense que c’est grâce à ce modèle-là que j’ai osé franchir le pas, oser entrer dans le monde de la musique que j’aimais tant, mais qui me paraissait encore difficile d’accès. Bien sûr, il y a beaucoup d’autres femmes qui m’inspirent — certaines très connues, d’autres pas du tout.
De nombreuses artistes ont porté ces voix engagées dès les années 50, et même avant. Mais si je pense à des figures plus contemporaines, Zaho de Sagazan me semble particulièrement inspirante aujourd’hui : elle parvient à créer un lien entre plusieurs générations à travers ses chansons et les messages qu’elle porte.
Et puis il y a aussi des artistes plus jeunes, comme Miki, qui abordent ces sujets autrement, avec une sensibilité et une liberté nouvelles. Et au-delà de la musique, la littérature et le cinéma, mes deux autres grandes passions, regorgent aussi de femmes qui m’ont nourrie. Mais si je dois vraiment retenir une seule figure, celle qui correspond le plus à mon époque et à ma construction personnelle, alors, c’est Simone Veil, sans hésiter. Elle incarne pour moi, cette femme en lutte, dans une société où défendre la cause des femmes demandait un courage exceptionnel. Et c’est pour cela qu’elle restera, pour moi, une source d’admiration et de force indéfectible.

Rendez-vous le 12 février 2026 pour la 5ème édition des Éclairantes qui aura lieu au Gueulard Plus à Nilvange !

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